CHAPITRE 2° : LE RENONCEMENT
(suite)
« Monsieur ROUGET »,
le Principal du collège est un homme de stature moyenne doté
d’un charisme sans faille. Il est toujours tiré à quatre
épingles dans un costume taillé sur mesure. Son autorité
repose sur une grande sagesse et beaucoup de clairvoyance. Il est à
la fois craint et respecté. Dans ce petit monde d’adolescents, c’est
en quelque sorte l’émanation d’une justice équitable. Quand
l’un de nous doit le rencontrer, il sait à l’avance que sa faute
connaîtra une juste sanction ou que son innocence sera établie.
Quel formidable personnage que cet homme là, tout autant capable
de déstabiliser que de rassurer.
Je n’ai jamais été
convoqué. J’ai su par la suite que le Proviseur m’avait donné
raison contre le fonctionnaire. Pour ma part, ragaillardi par le siège
victorieux de ce retranchement et confirmé dans ma position exemplaire,
j’ai travaillé en autodidacte pour maîtriser l’incompréhensible
et contredire la réflexion qui a heurté ma fierté.
Le résultat n’a pas tardé et un « vingt sur vingt »
accueilli avec une joie légitime non dissimulée, a vite récompensé
cet investissement, puis il est devenu systématique au grand étonnement
implicite du professeur. Pourtant, son enseignement ne s’est pas amélioré.
Cet épisode kafkaïen
n’a eu aucune incidence sur l’évolution de ma timidité, bien
au contraire. Les résultats désastreux et récurrents
obtenus dans une matière qui me dépasse, la Philosophie,
me bouleversent. Ils m’enfoncent dans mes doutes comme un écouvillon
dans la bouche du canon. La « philo », cette science qui ouvre
toutes les portes et nous laisse toujours en plein courant d’air. Elle
me donne une impression d’inachevé en pointillés par ses
développements en balance perpétuelle où l’adversité
n’est plus, tant pis pour les pléonasmes, qu’une opposition antagoniste
dans la contradiction d’un monologue isolé.
Les élèves de
« première » et de « terminale » sont les
« grands » du collège. Les professeurs donnent leur
enseignement sans procéder à des interrogations de routine,
hormis les contrôles trimestriels. Je me lâche un peu et néglige
mes révisions. Je reste malgré tout l’un des trois meilleurs
éléments de la classe. La première partie du Baccalauréat,
véritable examen intégrant toutes les matières étudiées
sur deux ans, est réussie avec une extrême facilité.
La deuxième partie, celle qui fait référence, en somme
le « Bac », connaît un déroulement similaire l’année
suivante. Il faut préciser que seuls trois d’entre nous réussissent
sans passer par l’oral de repêchage. En effet, à la suite
de l’affaire dite des « fraudes du Bac. », les épreuves
sont modifiées dans la complexité au dernier moment, au grand
dam de tous les candidats.
Depuis l’âge de quinze
ans je mène une double activité en temps que scolaire
et salarié. Le jeudi, jour hebdomadaire de repos pour les écoliers,
je travaille pour la Compagnie Nationale du Rhône plus succinctement,
la « C.N.R. ». Mon rôle consiste à noter la hauteur
d’eau dans les piézomètres. Il s’agit de forages matérialisés
par un tuyau de dix centimètres de diamètre, destinés
à mesurer l’évolution de la nappe phréatique dans
la perspective de l’aménagement du fleuve. De plus, tous les soirs,
du mercredi au dimanche et l’après-midi, le jour du seigneur, je
deviens opérateur projectionniste dans une salle de cinéma.
Malgré cette dépense
d’énergie, je n’ai pas encore trouvé mon équilibre.
L’accès à la cabine du projectionniste est un véritable
calvaire car je dois franchir l’entrée et saluer le propriétaire,
son épouse et une ou deux hôtesses. La difficulté ne
se situe pas sur le plan relationnel en raison de l’estime qu’ils me portent
et de la sympathie réciproque qui s’est instaurée. Le motif
est tout autre : je ne contrôle pas ce sourire que je veux convivial
et empreint de politesse. Il est devenu un véritable casse-tête
pour moi, un animal indomptable.
Me voilà en faculté
des sciences. J’ai choisi l’option « Math-physique-chimie ».
Garçons et filles d’origines
différentes, de toutes obédiences, de toutes nationalités,
se côtoient dans un brouhaha indescriptible, installés dans
une immense salle, sur des sièges alignés en marche d’escalier.
On dirait un chapiteau orienté vers une scène minuscule dessinée
autour d’un vaste tableau vert, comme un écran oublié, orphelin
de projection cinématographique, doté d’une acoustique somnolente.
L’amphithéâtre est chargé comme un jour de marché.
Les strapontins sont assaillis et disposés en exutoires providentiels.
La relation étudiants-enseignants est très impersonnelle.
Je suis étonné de la faiblesse didactique des professeurs
de l’enseignement supérieur. Ma surprise augmente devant ce parterre
stéréotypé, peu accessible, fait de tribulations
débitées à l’emporte-pièce comme le travail
d’un tâcheron appliqué à son forfait.
La salle des travaux pratiques
est réduite pour recevoir une vingtaine d’étudiants. L’échelle
est humaine et la reprise des questions personnalisées éveille
à nouveau mon inquiétude timorée telle une boîte
de Pandore. Je ne maîtrise toujours pas cette réaction maladive
qui annihile mes facultés. S’en est trop, je décide de renoncer
à poursuivre tant que je n’aurai pas trouvé le traitement,
tant que je n’aurai pas éradiqué cette souffrance insoutenable
et lancinante. Suis-je incurable ? Est-ce la lâcheté
d’une peur non maîtrisée ? Si Napoléon conseille la
fuite devant l’amour, je décide d’appliquer le même remède
devant la haine, celle de mon aura qui ne connaît pas de métamorphose.
Je sombre dans l’école buissonnière tant et si bien que je
termine l’année sans maîtriser la moindre matière.
Je clôture ce malencontreux réajustement par une réussite
tout à fait illusoire.
Je gamberge au plus haut point.
J’ai toujours résolu mes problèmes, mais ils étaient
mathématiques. Mes pensées, mon raisonnement, tout est orienté
vers une interrogation dont la réponse flirte avec une mission impossible.
Elle accapare tout mon esprit. Encore et encore je cherche la meilleure
thérapie, le vaccin miracle pour combattre ce mal qui me gangrène
et contre lequel je vais de surprises en déconvenues pour tomber
de charybde en scylla.
Le halo accroché à
l’image du super doué m’égratigne comme une couronne d’épines.
J’ai le sentiment que la pression supportée est aussi forte que
celle d’un scaphandre dans les fonds abyssaux. Je n’ose pas parler de mes
états d’âme. Je crains d’aggraver ma perte de confiance, de
trahir tous les espoirs placés en moi. Je porte un fardeau qui m’écrase.
Je n’ai plus qu’un seul objectif : guérir par mes propres moyens.
Il me faut absolument reprendre
l’initiative, changer d’atmosphère et modifier radicalement le contexte
qui me sert de cadre de vie. Je prends donc une décision qui va
surprendre tout le monde : j’abandonne mes études.
Sans plus attendre, j’interromps
mon sursis pour partir sous les drapeaux ; je vais effectuer ma période
militaire de dix-huit mois. |