VIVRE UN PURGATOIRE (page 4)
CHAPITRE 2° : LE RENONCEMENT (suite)

« Monsieur ROUGET », le Principal du collège est un homme de stature moyenne doté d’un charisme sans faille. Il est toujours tiré à quatre épingles dans un costume taillé sur mesure. Son autorité repose sur une grande sagesse et beaucoup de clairvoyance. Il est à la fois craint et respecté. Dans ce petit monde d’adolescents, c’est en quelque sorte l’émanation d’une justice équitable. Quand l’un de nous doit le rencontrer, il sait à l’avance que sa faute connaîtra une juste sanction ou que son innocence sera établie. Quel formidable personnage que cet homme là, tout autant capable de déstabiliser que de rassurer.

Je n’ai jamais été convoqué. J’ai su par la suite que le Proviseur m’avait donné raison contre le fonctionnaire. Pour ma part, ragaillardi par le siège victorieux de ce retranchement et confirmé dans ma position exemplaire, j’ai travaillé en autodidacte pour maîtriser l’incompréhensible et contredire la réflexion qui a heurté ma fierté. Le résultat n’a pas tardé et un « vingt sur vingt » accueilli avec une joie légitime non dissimulée, a vite récompensé cet investissement, puis il est devenu systématique au grand étonnement implicite du professeur. Pourtant, son enseignement ne s’est pas amélioré.

Cet épisode kafkaïen n’a eu aucune incidence sur l’évolution de ma timidité, bien au contraire. Les résultats désastreux et récurrents obtenus dans une matière qui me dépasse, la Philosophie, me bouleversent. Ils m’enfoncent dans mes doutes comme un écouvillon dans la bouche du canon. La « philo », cette science qui ouvre toutes les portes et nous laisse toujours en plein courant d’air. Elle me donne une impression d’inachevé en pointillés par ses développements en balance perpétuelle où l’adversité n’est plus, tant pis pour les pléonasmes, qu’une opposition antagoniste dans la contradiction d’un monologue isolé.

Les élèves de « première » et de « terminale » sont les « grands » du collège. Les professeurs donnent leur enseignement sans procéder à des interrogations de routine, hormis les contrôles trimestriels. Je me lâche un peu et néglige mes révisions. Je reste malgré tout l’un des trois meilleurs éléments de la classe. La première partie du Baccalauréat, véritable examen intégrant toutes les matières étudiées sur deux ans, est réussie avec une extrême facilité. La deuxième partie, celle qui fait référence, en somme le « Bac », connaît un déroulement similaire l’année suivante. Il faut préciser que seuls trois d’entre nous réussissent sans passer par l’oral de repêchage. En effet, à la suite de l’affaire dite des « fraudes du Bac. », les épreuves sont modifiées dans la complexité au dernier moment, au grand dam de tous les candidats.

Depuis l’âge de quinze ans  je mène une double activité en temps que scolaire et salarié. Le jeudi, jour hebdomadaire de repos pour les écoliers, je travaille pour la Compagnie Nationale du Rhône plus succinctement, la « C.N.R. ». Mon rôle consiste à noter la hauteur d’eau dans les piézomètres. Il s’agit de forages matérialisés par un tuyau de dix centimètres de diamètre, destinés à mesurer l’évolution de la nappe phréatique dans la perspective de l’aménagement du fleuve. De plus, tous les soirs, du mercredi au dimanche et l’après-midi, le jour du seigneur, je deviens opérateur projectionniste dans une salle de cinéma.

Malgré cette dépense d’énergie, je n’ai pas encore trouvé mon équilibre. L’accès à la cabine du projectionniste est un véritable calvaire car je dois franchir l’entrée et saluer le propriétaire, son épouse et une ou deux hôtesses. La difficulté ne se situe pas sur le plan relationnel en raison de l’estime qu’ils me portent et de la sympathie réciproque qui s’est instaurée. Le motif est tout autre : je ne contrôle pas ce sourire que je veux convivial et empreint de politesse. Il est devenu un véritable casse-tête pour moi, un animal indomptable.

Me voilà en faculté des sciences. J’ai choisi l’option « Math-physique-chimie ».

Garçons et filles d’origines différentes, de toutes obédiences, de toutes nationalités, se côtoient dans un brouhaha indescriptible, installés dans une immense salle, sur des sièges alignés en marche d’escalier. On dirait un chapiteau orienté vers une scène minuscule dessinée autour d’un vaste tableau vert, comme un écran oublié, orphelin de projection cinématographique, doté d’une acoustique somnolente. L’amphithéâtre est chargé comme un jour de marché. Les strapontins sont assaillis et disposés en exutoires providentiels. La relation étudiants-enseignants est très impersonnelle. Je suis étonné de la faiblesse didactique des professeurs de l’enseignement supérieur. Ma surprise augmente devant ce parterre stéréotypé, peu accessible,  fait de tribulations débitées à l’emporte-pièce comme le travail d’un tâcheron appliqué à son forfait.

La salle des travaux pratiques est réduite pour recevoir une vingtaine d’étudiants. L’échelle est humaine et la reprise des questions personnalisées éveille à nouveau mon inquiétude timorée telle une boîte de Pandore. Je ne maîtrise toujours pas cette réaction maladive qui annihile mes facultés. S’en est trop, je décide de renoncer à poursuivre tant que je n’aurai pas trouvé le traitement, tant que je n’aurai pas éradiqué cette souffrance insoutenable et lancinante. Suis-je incurable ?  Est-ce la lâcheté d’une peur non maîtrisée ? Si Napoléon conseille la fuite devant l’amour, je décide d’appliquer le même remède devant la haine, celle de mon aura qui ne connaît pas de métamorphose. Je sombre dans l’école buissonnière tant et si bien que je termine l’année sans maîtriser la moindre matière. Je clôture ce malencontreux réajustement par une réussite tout à fait illusoire. 

Je gamberge au plus haut point. J’ai toujours résolu mes problèmes, mais ils étaient mathématiques. Mes pensées, mon raisonnement, tout est orienté vers une interrogation dont la réponse flirte avec une mission impossible. Elle accapare tout mon esprit. Encore et encore je cherche la meilleure thérapie, le vaccin miracle pour combattre ce mal qui me gangrène et contre lequel je vais de surprises en déconvenues pour tomber de charybde en scylla. 

Le halo accroché à l’image du super doué m’égratigne comme une couronne d’épines. J’ai le sentiment que la pression supportée est aussi forte que celle d’un scaphandre dans les fonds abyssaux. Je n’ose pas parler de mes états d’âme. Je crains d’aggraver ma perte de confiance, de trahir tous les espoirs placés en moi. Je porte un fardeau qui m’écrase. Je n’ai plus qu’un seul objectif : guérir par mes propres moyens.

Il me faut absolument reprendre l’initiative, changer d’atmosphère et modifier radicalement le contexte qui me sert de cadre de vie. Je prends donc une décision qui va surprendre tout le monde : j’abandonne mes études.

Sans plus attendre, j’interromps mon sursis pour partir sous les drapeaux ; je vais effectuer ma période militaire de dix-huit mois.

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