Mobbing: la riposte
Dans une entreprise, il suffit d'un manipulateur chevronné
pour saper le moral de toute une équipe. Sa spécialité:
diviser pour mieux régner. Comment le démasquer et couper
court à ses intrigues? Les conseils d'Isabelle Nazare-Aga, thérapeute
comportementaliste et formatrice en entreprise.
Repérer un manipulateur par Marlyse Tschui
Ne vous fiez pas aux apparences. Au travail, comme
dans sa vie privée, l'escroc relationnel n'a pas l'air de ce qu'il
est. Il peut prendre le masque du timide pour mieux tromper son monde,
se posant même en victime à l'occasion et se servant de cette
façade pour se livrer aux intrigues qui lui permettront, dans l'ombre
et mine de rien, d'obtenir des autres ce qu'il veut. C'est un manipulateur.
Tout comme celui qui présente le visage du séducteur: beau
parleur, aimant impressionner autrui avec ses vêtements griffés
et sa voiture haut de gamme, il joue de la flatterie et d'une complicité
fabriquée de toutes pièces pour mieux embobiner son monde.
Il prend et ne donne rien, sauf des compliments et des promesses jamais
tenues. Tricheur dans l'âme, il n'hésite pas à recourir
à la calomnie ou au chantage pour atteindre ses objectifs. Il provoque
des rivalités. S'il en a le pouvoir, il ira jusqu'à l'intimidation
et aux menaces. Son but: faire travailler les autres à sa place
et en récolter les bénéfices. Ses collègues
ou ses subordonnés l'ont appris à leurs dépens: il
est imbattable dans l'art de faire porter aux autres le poids de ses erreurs
et de s'attribuer tous les mérites en cas de réussite.
Dégradation du climat de travail, hostilité
ambiante, baisse de la motivation et de la productivité, absentéisme,
dépressions: Isabelle Nazare-Aga a constaté l'ampleur des
dégâts causés au sein des sociétés par
les experts en manipulation et en mobbing. Psychothérapeute comportementaliste
et formatrice en entreprise, elle vient de publier sur ce phénomène
un livre utile et résolument novateur. Les manipulateurs sont parmi
nous* se présente en effet comme un véritable guide de la
contre-manipulation. On y apprend à repérer un manipulateur
(voir encadré) et à déjouer ses manśuvres perverses
en se libérant de la peur qu'elles inspirent. A préciser
d'emblée: le harcèlement moral n'est pas une spécialité
masculine. Comme les hommes, les femmes manipulatrices savent très
bien exploiter les points faibles d'autrui pour parvenir à leurs
fins. Comme eux, elles exercent leurs talents à la fois dans leur
vie privée et dans le monde professionnel.
Un phénomène sournois
"Il est particulièrement difficile, remarque
Isabelle Nazare-Aga, de résister aux pressions d'un conjoint ou
d'une mère jouant sur la corde affective pour vous manipuler. Cela
demande beaucoup d'énergie. Il paraît plus facile de contrer
un supérieur hiérarchique dans son milieu professionnel,
parce qu'on peut se défendre en s'appuyant sur la loi, sur les règlements
d'entreprise, ou s'adresser à un responsable de la direction. Et
pourtant nous nous trouvons souvent désarmés. Nous avons
du mal à comprendre ce qui se passe, parce que nous ne nous attendons
pas à trouver des ingérences affectives dans le cadre du
travail. C'est une illusion: la dimension relationnelle existe dès
le moment où plusieurs personnes travaillent ensemble. La manipulation
est un phénomène sournois, sur lequel nous avons du mal à
mettre des mots. Nous devons apprendre à le faire. Nous affirmer
face au manipulateur n'est pas suffisant, car nous ne sommes pas confrontés
à une personne normale, mais à une personne qui cherche à
nous détruire psychiquement. Pour une victime, le stress est d'autant
plus grand que sa conscience professionnelle est poussée et qu'elle
aime son travail."
Les exemples ne manquent pas d'employés ou
de secrétaires dévoués qui passent une bonne partie
de leur temps à réparer les erreurs ou à combler les
lacunes d'un chef de service incompétent qui se maintient à
son poste grâce à eux, ce qui ne l'empêche nullement
de dévaloriser ses subordonnés chaque fois qu'il en a l'occasion,
voire de les menacer de licenciement s'ils osent émettre une protestation.
Les personnes honnêtes et dévouées sont des proies
toutes désignées. Elles développeront divers symptômes
psychiques et physiques, à commencer par des doutes sur leurs propres
compétences et des troubles du sommeil. Alors, que faire? En premier
lieu, prendre conscience de l'existence de la manipulation.
Il arrive, mais c'est rare, que le manipulateur se
dévoile dès la première rencontre, quand un candidat
se présente pour un poste à pourvoir. Isabelle Nazare-Aga
cite le cas de ce cadre en milieu hospitalier, qui conclut l'entretien
d'embauche en déclarant avec le sourire à son interlocuteur:
"J'ai votre avenir dans ma main!"
Chercher du soutien
Au sein de l'entreprise, certains signes indiquent
la présence d'un "psychoterroriste": tension inhabituelle régnant
entre les membres de l'équipe, ambiance malsaine, absentéisme
important, collaborateurs épuisés. Comportements typiques
du chef manipulateur: il renvoie les rendez-vous; il donne le travail à
faire le soir au dernier moment et l'exige pour le lendemain matin à
la première heure; il pique des colères; il fait des erreurs
et accuse ses subordonnés d'en être responsables; il fait
des promesses oralement et ne les tient pas; quand il oublie une réunion,
il reproche à la secrétaire de ne pas la lui avoir rappelée.
"On peut toujours se protéger des efforts d'un
manipulateur enragé qui cherche à vous faire échouer
et à vous licencier, déclare Isabelle Nazare-Aga. Si vous
vous défendez, il va utiliser les autres collaborateurs pour continuer
à vous dévaloriser. Il est donc essentiel que vous en parliez
avec vos collègues. Vous avez peur qu'on ne vous croie pas? C'est
une erreur: sur dix personnes à qui vous oserez en parler, au moins
trois seront d'accord avec vous, parce qu'elles ont remarqué le
manège ou qu'elles en ont souffert. Il faut dépasser sa peur
et chercher du soutien. Si je suis seule à m'insurger et que je
dis bien haut ce que je pense, lors d'une réunion par exemple, les
autres ne prendront pas la parole pour me soutenir, parce qu'ils considéreront
que j'ai dit ce qu'il fallait dire. Seule, je risque aussi de paraître
agressive ou hystérique. Une telle intervention doit se préparer
à plusieurs, pour que le soutien se fasse publiquement.
Le manipulateur cherche à diviser. Quand il
nous rapporte des propos négatifs qu'untel aurait tenus sur notre
compte, il faut toujours mettre en doute ce qu'il dit, et vérifier
auprès du principal intéressé. Le manipulateur affirme
qu'il déteste les conflits, mais il ne cesse d'en provoquer! Je
dois aussi veiller à ne jamais donner d'informations sur ma vie
privée, dont il pourrait se servir contre moi. A ne jamais lui parler
spontanément, mais à utiliser les techniques de contre-manipulation
que j'expose dans mon livre. Je peux apprendre à adopter un comportement
indifférent, et à déjouer ses provocations.
" S'il s'agit d'un supérieur hiérarchique,
il est indispensable de noter tout ce qu'il dit, en précisant le
contexte, le jour, l'heure et le nom des témoins; de photocopier
les documents qui prouvent sa mauvaise foi ou ses tentatives de falsification;
de prendre des notes pendant les réunions en confirmant par écrit
tout ce qui a été dit. Seule l'accumulation de détails
permettra de faire comprendre les agissements du manipulateur le jour où
l'on voudra s'expliquer face à la direction. Je préconise
également la pétition signée par plusieurs personnes
pour le dénoncer en haut lieu. Si j'aime mon travail, je me battrai
dans le but de faire sauter celui qui détruit une équipe.
A ceux qui préfèrent démissionner plutôt que
lutter, je recommande de laisser une grenade en partant, en informant la
direction de la raison de leur départ; n'ayant plus rien à
perdre, qu'ils aident au moins les autres, qui continuent à vivre
dans la terreur, à démasquer le pervers!"
* "Les manipulateurs sont parmi nous. Qui sont-ils?
Comment s'en protéger?", I. Nazare-Aga, Ed. de l'Homme, 1999. Précisons
que l'auteur y traite aussi de la manipulation dans le cadre familial.
A lire également: "Le Harcèlement moral",
M.-F. Hirigoyen, Ed. Syros, 1998;
"Mobbing, la Persécution au Travail", H. Leymann,
Ed. du Seuil, 1996;
"L'Entreprise barbare", A. Durieux et S. Jourdain,
Ed. Albin Michel, 1999.
Repérer un manipulateur
Isabelle Nazare-Aga a recensé trente critères
permettant d'identifier un manipulateur. Les voici, résumés
par nos soins. Si quelqu'un répond à au moins dix des caractéristiques
suivantes, le doute n'est plus permis:
—Il culpabilise les autres au nom du lien familial,
de l'amitié, de l'amour ou de la conscience professionnelle.
—Il reporte sa responsabilité sur les autres.
—Il ne communique pas clairement ses demandes et ses
opinions.
—Il répond souvent de façon floue.
—Il change d'avis et de comportements selon les personnes
ou les situations.
—Il invoque des raisons logiques pour déguiser
ses demandes.
—Il fait croire aux autres qu'ils doivent être
parfaits.
—Il met en doute les qualités des autres, critique
sans en avoir l'air, dévalorise et juge.
—Il fait faire ses messages par autrui.
—Il sème la zizanie, crée la suspicion,
divise pour mieux régner.
—Il sait se placer en victime pour qu'on le plaigne.
—Il ignore les demandes, même s'il dit s'en
occuper.
—Il fait appel aux principes moraux des autres pour
obtenir ce qu'il veut.
—Il menace de façon déguisée
ou fait un chantage ouvert.
—Il change de sujet au cours d'une conversation.
—Il évite l'entretien, la réunion, ou
s'en échappe avant l'heure.
—Il mise sur l'ignorance des autres et fait croire
à sa supériorité.
—Il ment.
—Il prêche le faux pour savoir le vrai, déforme
et interprète.
—Il est égocentrique.
—Il peut être jaloux.
—Il ne supporte pas la critique et nie des évidences.
—Il ne tient pas compte des droits, des besoins et
des désirs des autres.
—Il exprime ses demandes ou donne ses ordres au dernier
moment.
—Ses actes sont en contradiction avec son discours.
—Il utilise des flatteries ou fait des cadeaux pour
plaire.
—Sa présence provoque un sentiment de malaise
ou de non - liberté.
—Il atteint ses propres buts aux dépens d'autrui.
—Il nous fait faire des choses que nous n'aurions
pas faites de notre plein gré.
—Même en son absence, il est souvent au centre
des conversations.
Entreprise (N° 8 du 20 février
2000)